MÉDECINE - Relation malade-médecin

MÉDECINE - Relation malade-médecin
MÉDECINE - Relation malade-médecin

Par quelle aberration la médecine at-elle méconnu que porter la main sur le corps d’un autre, geste que l’«acte médical» implique toujours, suscite chez cet autre des réactions qui ne se limitent pas à la matérialité physique de l’homme? Comprendre le sens d’un tel oubli révélera la nature et la place de ce qui, après avoir été négligé pendant des siècles, envahit maintenant la littérature médicale sous le nom de «relation malade-médecin».

À l’abri des adages bien connus comme: «Guérir parfois, soulager souvent, consoler toujours», ou: «Primum non nocere », la médecine suivait l’évolution vers une plus grande objectivité scientifique que lui imposait le progrès technique, au bénéfice de certaines maladies, mais aussi au détriment de nombreux malades. La technicité de la médecine réduit la rencontre malade-médecin, appelée aussi le «colloque singulier», à un inventaire des performances objectives des fonctions biologiques essentielles. Mais le malade attend autre chose du médecin. Il ne peut pas être indifférent aux souffrances de son corps, à la menace qu’une maladie fait planer sur son avenir et celui de son entourage. Et il demande au médecin de lui apprendre à vivre avec et après la maladie. Or, le médecin n’est pas préparé à entendre cette demande, ni prêt à y répondre. De là naissent des malentendus de plus en plus fréquents entre malades et médecins, et, malgré l’énorme progrès de la médecine, jamais malades n’ont été aussi insatisfaits et revendicateurs, médecins aussi déçus et aigris, chacun des deux partenaires cherchant ailleurs la consolation de leur dépit.

Trouver les remèdes à ce malaise incombe à cette « psychologie médicale», à cette «psychologie appliquée à la médecine» qui commençait timidement à faire son apparition dans les facultés de médecine vers 1964, et que les événements de mai 1968 avaient portée au premier plan des revendications. Elle a ensuite, en 1982, disparu des programmes officiels, pour être laissée à l’initiative de chaque faculté de médecine. En faire un enseignement «optionnel» n’est probablement pas un mal.

La première tâche de cette psychologie, qui est en fait plus logique que psychologique, sera d’amener à la conscience du médecin ce qui se joue dans la rencontre avec le malade. L’objectivité de la rencontre du malade et du médecin, comme de toute rencontre humaine, est un acte de foi. Il n’y a pas de rencontre vraie sans effet de l’un sur l’autre; et les partenaires, avant de se trouver face à face, ne sont pas indemnes de représentation préalable. Le médecin a, au moins à ses débuts, une représentation universitaire et hospitalière de son malade. Quant au malade, l’image qu’il se fait du médecin est encore plus disparate. Les facteurs socio-économiques ajoutent de plus en plus à cette complexité. La sécurité, malgré les craintes fréquemment exprimées par les médias, s’étend à tous les domaines, au moins dans les aires culturelles occidentales. La protection contre la maladie en fait partie. Le droit à la santé paraît des plus légitimes, à condition de ne pas le confondre avec un mythique droit à la guérison, qui n’est pas dans les possibilités humaines. Cette exigence, souvent irréaliste, a tendance à constituer le groupe en une population d’assistés, où l’image du médecin subit de considérables aberrations optiques. Le dépassement de ces images réciproques devrait permettre de rencontrer l’autre dans sa réalité. Les principaux thèmes spécifiques d’une psychologie médicale sont définis par ce qui précède. On peut les désigner par l’imagerie du malade, les représentations de la fonction médicale, les malentendus de la rencontre et leurs conséquences, et enfin les remèdes et leurs effets.

1. L’imagerie du malade

Le corps

L’être humain, à sa naissance, est défavorisé par rapport à de nombreux animaux. Il naît, pourrait-on dire, prématuré et, sans la protection de ses géniteurs ou de leurs substituts, il serait voué à la mort. Cette impuissance radicale est compensée, d’un côté par l’importance accordée à l’enfant, «sa majesté l’enfant», dans presque toutes les civilisations, et, d’autre part, surtout par un mécanisme qui va revêtir l’enfant de la toute-puissance (par rapport à lui) détenue réellement par les parents. C’est ainsi que se forme l’image narcissique de l’être humain, image qui ne le quittera plus et qu’il protégera contre toutes les menaces. Cette image, on l’a vu, est un leurre. Mais ce n’est que dans des circonstances particulières qu’elle sera mise en doute.

L’une de ces circonstances est la maladie. La maladie introduit une faille dans l’image que l’individu avait de lui-même. L’image est ternie, elle cesse d’être satisfaisante. C’est au niveau du corps, de l’amour ou de l’intérêt qu’il porte à son corps, que le sujet se trouve blessé. Il ne peut plus se considérer comme le bel objet, ou le bel instrument, source de plaisir pour soi, d’admiration ou d’envie pour autrui.

En fait, ce rôle iconoclaste de la maladie paraît trop évident. On admet trop facilement qu’avant l’irruption de la maladie l’homme était parfaitement satisfait de son corps, ou de l’image de son corps. Les multiples petites déceptions, les échecs discrets, mais répétés, qui sont l’apanage de l’être humain, s’oublient rapidement dans les regrets d’un passé de bonne santé, idéalisé par l’état de maladie. Lorsque les douleurs, la faiblesse, la fièvre empêchent jusqu’à la marche ou la station debout, on ne pense plus qu’on n’était pas toujours le plus adroit au travail, le plus fort aux jeux, le plus beau aux yeux de l’autre sexe. Et, du même coup, se découvre l’ambiguïté de toute relation de l’homme à la maladie. La maladie est une souffrance et une menace. Mais elle est aussi la justification, l’explication rationnelle de toutes les brouilles et les dépits amoureux entre l’homme et son corps. C’est là l’une des premières sources de malentendu entre le malade et son médecin.

La maladie, malgré tous ses inconvénients, n’est pas uniquement source de souffrance. Mais cette dimension, d’une maladie dont on tire des bénéfices, est le plus souvent refoulée, inconsciente. Pourtant, toute maladie comporte un relent de ces maladies d’enfance qui permettent d’éviter les compositions.

Cet aspect méconnu de la maladie n’occupe pas le devant de la scène. C’est au contraire l’appréhension, le doute, l’angoisse qui occupent le premier plan. Soucis légitimes pour l’avenir, peur de la mort. Mais c’est surtout la crainte devant l’inconnu, crainte qui ramène le malade à l’impuissance de l’enfant, à cet état où il ne pouvait survivre que grâce à la protection des autres. Ce phénomène de régression accompagne, à des degrés variables, toutes les maladies. Il détermine l’attitude à l’égard de l’entourage en général et, surtout, il est au fondement des images que le malade se fait de son médecin. Ces images du médecin, de même que les représentations de la maladie, sont le plus souvent cachées ou ignorées des deux protagonistes. Elles se fondent, en grande partie, sur des expériences infantiles, mal intégrées, mal comprises, et dont le souvenir est largement remanié.

Les images du médecin

De son enfance, le malade conserve deux catégories d’informations concernant le médecin. Tout d’abord, le médecin est l’homme qui soigne et qui fait des piqûres. Mais cette peur du médecin n’est pas un phénomène simple. L’enfant ne se souvient pas seulement des petites douleurs infligées par des injections, des vaccinations. Ou plutôt, s’il s’en souvient, c’est principalement parce que les parents le lui rappelaient, voire le menaçaient du médecin. Ce qui est maintenu dans le souvenir, sans être forcément reconnu, c’est la propre crainte éprouvée par les parents devant le médecin et ce qu’il représentait pour eux, crainte répercutée sur l’enfant sous forme de menace. L’aspect le plus tolérable pour l’enfant est celui du médecin revêtu d’autorité, en imposant aux parents tout en les conseillant et les rassurant.

Une autre source de souvenirs, d’ailleurs largement influencée par la précédente, est «le jeu du docteur», jeu auquel beaucoup d’enfants se livrent, jeu en partie clandestin, ce qui désigne ses implications sexuelles. Dans ce jeu, l’enfant exploite le droit du médecin de s’intéresser au corps d’autrui, de le toucher, de l’explorer. Et ce droit est considéré par l’enfant, et ensuite par l’adulte, comme une licence enviable à un moment où la curiosité est particulièrement vive. Cela donne au personnage du médecin une nuance érotique que le folklore médical, comme les chansons de salle de garde, les relations carabins-infirmières ne font que renforcer. Cette représentation, qui paraît dater quelque peu, n’a, de loin, pas disparu derrière l’image du médecin plus fonctionnelle, plus robotisée que l’on peut déceler dans la littérature sous l’exigence d’une pression socio-économique.

C’est d’ailleurs dans cette information ambiante que réside la dernière source où se constitue pour le malade l’image du médecin. Schématiquement, cette source est double: d’une part, le médecin «littéraire», celui des films, des romans (les médecins pouvant fort bien aussi apparaître comme auteurs) et des journaux; d’autre part, la presse scientifique – quelle que soit la qualité des travaux présentés au public – qui offre de la profession médicale une vision rarement proche de la réalité.

De tout cela résulte que le malade a toujours du médecin une représentation préalable et que, sans même le savoir, il sera à l’affût, dans chaque rencontre avec le médecin, du moindre trait qui permettrait de l’identifier à son image. C’est pourquoi il est indispensable que le médecin sache reconnaître cette image. On peut la déduire de ce qui précède. Elle est à deux faces. La première est la «bonne» face. C’est le personnage rassurant, protecteur. Cette image est souvent féminisée, et le médecin la partage avec l’infirmière. Tous deux apparaissent alors comme des substituts maternels, la mère étant ici idéalisée, devenant la mère que l’on voudrait avoir ou avoir eue dans l’enfance. L’autre face est plus cachée, en majeure partie inconsciente. Elle se trahira dans certaines paroles, dans des remarques apparemment sans importance. Cette face est celle du médecin, personnage puissant, doté de pouvoirs et de droits dont ne dispose pas le commun des mortels. On a vu que le jeu du docteur évoquait une licence sexuelle qui, dans l’imaginaire du malade, apparaît comme enviable. On jalouse le médecin, l’homme qui, dans cette imagerie, a tous les droits, a droit à toutes les femmes. Mais une telle jalousie s’exprime difficilement, et l’hostilité – car il s’agit bien d’une hostilité – à l’égard du médecin trouve d’autres terrains pour se manifester. On critique le médecin pour son argent, sa voiture, sa maison, ses activités politiques, ses relations, sa vie privée. Cette critique, d’ailleurs, est ambiguë car, en même temps, on recherche le médecin, même en dehors de la maladie. On voudrait être de ses proches, de ses amis, ce qui permettrait de participer en quelque sorte à sa puissance. Il serait aisé de retrouver dans ces attitudes des comportements infantiles à l’égard d’un père, à la fois rival et modèle, juge et ami.

Ces relations troubles sous-tendent toute la relation malade-médecin. On comprend qu’elles puissent être angoissantes pour les deux partenaires qui chercheront à s’en dégager, le médecin en se réfugiant derrière l’écran de l’objectivité, le malade ayant recours aux formes non officielles, parallèles, hérétiques de la médecine. Quel que soit le terme dont on les désigne, elles sont nimbées d’un mystère que le trouble signalé ne rend que plus attirant.

2. La réalité médicale

Le progrès technique met à la disposition de la médecine des méthodes de plus en plus complexes, qu’il s’agisse des grandes interventions chirurgicales, comme les transplantations d’organes, des services hautement spécialisés: «rein artificiel», réanimation, grands brûlés, etc. Le médecin, s’il veut éviter d’être réduit au rôle de distributeur de médicaments, s’il veut participer à cette médecine moderne, a besoin d’une formation scientifique solide, et tout le temps de ses études est consacré à l’acquérir.

La formation clinique

Si cette formation est apparemment satisfaisante pour les médecins appelés à exercer dans des services de haute technicité, elle ne correspond pas à ce que les malades attendent d’un praticien de médecine générale. Une partie seulement de ces malades relèvent de la pathologie enseignée en Faculté. Cette partie est variable selon les clientèles, mais il est rare qu’elle atteigne 50 p. 100. Ce qui fait que rien n’a préparé le médecin à s’occuper de plus de la moitié de ses clients! Cette lacune est à la base de bien des déboires. Le médecin, mécontent dans sa profession, se tourne vers d’autres satisfactions et rejoint en quelque sorte l’image caricaturale du personnage puissant et menaçant que le malade se faisait de lui. Et le malade se tourne vers toutes les formes de «guérisseurs», qui illustrent le besoin de magie, ou tout simplement de poésie, caractéristique d’une certaine forme de civilisation du XXe siècle.

Ce n’est pas seulement pour les motifs rationnels cités plus haut que le médecin se cantonne le plus souvent dans cette médecine objective. Il sait qu’en quittant le domaine rassurant du savoir il s’expose à tous les inconnus, à toutes les questions. Notamment celles qui le concernent. On a vu que le malade développait au sujet du médecin et de la maladie toute une fantasmagorie dont les racines sont inconscientes. Mais l’inconscient n’est pas l’apanage du malade. Le médecin lui aussi, comme tout être humain, est mû par des aspirations ou des désirs, qu’il méconnaît souvent et dont il ignore la source. Cet inconscient du médecin est à l’œuvre notamment dans le choix de la profession. Qu’il s’agisse de l’intérêt scientifique, du dévouement aux malades, de la recherche d’une situation sociale enviable ou d’une mythique protection contre la mort, ces tendances ne pourront jamais s’expliquer de façon simple. On ne peut se contenter d’un «c’est naturel», ou d’un «c’est normal».

Seule une investigation approfondie peut mettre en lumière les déterminants d’une vocation, et ces sources concernent le sujet au plus intime de lui-même, au lieu où sont enterrés, sans toujours être morts, les souvenirs, les regrets et les désirs d’enfant. Or, toute rencontre avec autrui peut éveiller l’un ou l’autre de ces fantômes endormis. Le médecin court le risque de s’identifier à son interlocuteur à l’évocation de tel ou tel détail de sa biographie. Et cette identification au malade, un seul trait commun suffisant pour qu’elle jaillisse, est particulièrement pénible car elle amène le médecin à se reconnaître dans un homme souffrant, infirme, menacé. On comprend dès lors le souci de toute la médecine classique de se protéger contre cette image de soi que pourrait offrir le malade, et de le tenir à distance derrière des écrans, écrans radiologiques, écran du savoir, etc., qui en font un objet d’étude différent du médecin, un objet de science, qu’on aborde au microscope ou au scalpel, et non un sujet semblable à soi.

La rencontre malade-médecin

L’hétérogénéité entre malades et médecins, postulat non formulé de la médecine scientifique, de la grande médecine dit-on parfois, est la principale responsable des malentendus engendrés dans la rencontre malade-médecin. Le médecin croit, et bon nombre seront choqués qu’on utilise ici le terme «croire» au lieu de «savoir», que le malade le consulte parce qu’il veut guérir d’une maladie. Or, très souvent, ce que demande le malade, c’est d’être soulagé d’une souffrance. Établir une identité – maladie = souffrance – est une réduction erronée de la souffrance humaine à ce qui n’est que l’une de ses expressions, parfois la plus tolérable.

Entendre la demande du malade n’est pas y répondre. l’attitude de la médecine traditionnelle est infantilisante. Elle est une forme du: «Laissez penser ceux qui savent.» Le malade ne demande pas qu’on réponde à sa place, mais qu’on le mette en état de répondre. Donc, d’abord, d’entendre sa propre question. Il s’agit pour lui de se repérer dans un monde qui n’est plus à la mesure de l’homme, et il cherche à savoir comment font les autres pour vivre. À entendre les malades, on découvre qu’ils sont en quête de modèles. «Les autres sont heureux, ils savent vivre. Moi, je n’en suis pas capable.» Ce sont des questions de cet ordre qui se profilent derrière les plaintes banales qui sont le motif, ou mieux, le prétexte de la consultation. À sa question sur l’être, le malade ne trouve que des modèles dérisoires ou inaccessibles: idole en vogue ou belle âme ayant «réussi». La question du «Qui suis-je?» est transformée, réduite par une recherche de support identificatoire: «Comme qui faut-il être?» ou «Comment être comme un autre?» La tâche de s’assumer, d’être soi, paraît trop écrasante; le malade régresse à une période où d’autres pensaient pour lui. Devant les exigences de la condition humaine, il se réfugie dans un état où le monde lui accorde le droit d’échapper aux règles de la vie en groupe.

Une halte accordée par l’environnement: c’est l’une des fonctions inconscientes de la maladie dans la société contemporaine. Mais il semble que le médecin l’ignore. Par là même, il ignore ce qui se joue dans une consultation, du moins sur le plan inconscient. La consultation, le «colloque singulier», est une rencontre où chacun vit l’autre conformément à certaines images préalables, à des préjugés. Le médecin ne sait pas le rôle que le malade lui prête. Non pas qu’il ait à s’y conformer. Mais à le déjouer. Il n’est ni le père, ni la mère du malade. On désigne parfois par le terme de transfert, emprunté à la psychanalyse, ces représentations que le malade se fait du médecin. Si le médecin en prenait conscience, il lui deviendrait possible de mieux comprendre toute la démarche du malade, la demande qui se cache souvent derrière des symptômes vagues. Et il pourrait, à son tour, amener le malade à découvrir le sens de sa recherche, sa vanité et sa non-nécessité. Faire découvrir au malade qu’il n’est pas l’enfant dépendant de ses parents lui apporte la reconnaissance par autrui. Le sentiment de ne pas être reconnu , qui exprime la crainte de ne pas être , est souvent une accusation inconsciente contre les parents, dont on attendait cette reconnaissance. Et le transfert qui s’institue dans la rencontre avec le médecin prête à ce dernier l’aptitude à satisfaire une attente que les parents n’ont pas comblée. Il devient, dans l’imaginaire, ce qui manquait aux parents pour que le malade soit un être humain à part entière.

Ces aspirations difficilement formulables, inavouables, ne sont pas aisément perçues. Lorsque le médecin fait un effort de compréhension, il se dit que le malade attend de lui, derrière ses plaintes, un rassurement contre la mort. Cette conviction, dans bon nombre de cas, n’est pas fausse. Mais elle n’est pas complète, elle laisse dans l’ombre la question sur l’être. La question de la mort recouvrant une partie de la vérité, elle repousse plus profondément encore l’autre partie.

On comprend, devant de telles difficultés, que le médecin préfère la médecine «organique», et qu’il rejette le plus possible l’envahissante et angoissante part psychique de la maladie ou du malade. Cette recherche de l’organicité mène à ce qu’il faut considérer comme la plus grave menace de la médecine contemporaine: la maladie iatrogène.

La maladie iatrogène

Que va-t-il se passer entre ces malades, qui attendent de leur médecin autre chose qu’une guérison de leurs symptômes, et un médecin que rien au cours de ses études, du moins jusqu’aux années soixante-dix, n’a préparé à entendre l’au-delà d’une demande technique? Ces malades, non seulement demandent autre chose, mais encore n’offrent en contrepartie de leur demande aucun de ces signes physiques, de ces signes objectifs auxquels le médecin a été conditionné à se référer. L’examen clinique ne révèle aucune manifestation lésionnelle localisée, aucune perturbation d’un grand système anatomique ou d’un grand appareil physiologique; les épreuves complémentaires: dosages biologiques, explorations radiologiques ne révèlent aucune déviation par rapport à la moyenne dite normale. On est en présence de ce que les médecins appellent: «un malade-qui-n’a-rien» . Cette expression peut être entendue dans deux sens, dont l’un entraîne toujours un peu de l’autre. Stricto sensu , il s’agirait, dans ce «rien», d’un «rien de décelable». Mais, en fait, le rien est souvent pris au sens absolu: il n’a «rien du tout». C’est-à-dire à la limite qu’il se moque du médecin.

L’attitude du médecin va se ressentir de cette suspicion, ce qui ne favorisera pas la disponibilité au malade. Or, ce malade-qui-n’a-rien est justement celui qui manifeste de la façon la plus évidente et la plus radicale que le recours au médecin signifie autre chose que la simple recherche d’une assistance technique. Le cabinet du médecin n’est pas une station-service, même si un certain nombre de médecins le déplorent. Ce sont ces médecins-là qui, d’ailleurs, contestent l’existence d’un fort pourcentage de malades sans signes objectifs. La devise de ces praticiens est: «En cherchant bien, on finit par trouver.» D’où le corollaire: ceux qui n’ont rien trouvé au cours de leurs investigations ne sont pas des médecins compétents.

La question qu’on n’a pas le droit d’éluder est celle-ci: la petite chose cachée qu’on finit par mettre en évidence en répétant ou en multipliant les examens est-elle découverte... ou inventée? Bien sûr, il faut des méthodes de plus en plus fines et précises, des examens plus longs et plus fréquents pour déceler un cancer à son tout premier stade, que l’on désigne par stade zéro, ou même infra-zéro. Et plus le dépistage est précoce, plus sont grandes les chances de guérison. Ce qui fait qu’il n’y a apparemment rien à objecter à la déclaration: plutôt pratiquer 999 examens qui s’avéreront négatifs que de ne pas diagnostiquer à temps le cancer du millième patient. Voire. Il faudrait pour cela être sûr que les indications des 999 examens ont été portées avec discernement, que les examens négatifs n’entraînent aucune conséquence pour le malade et, surtout, que le médecin sache reconnaître que la négativité de l’examen indique une fausse route, et qu’il faut changer de voie.

Cette autre voie, malheureusement, est barrée. Par le manque de formation des médecins. Et par la complicité du malade, car ce dernier veut bien qu’on s’occupe de sa demande la plus profonde, à condition que cela n’exige pas de sa part un trop grand effort de mise en question. Il veut être assuré, d’abord, d’être un «vrai» malade, pour pouvoir, sans sentiment de culpabilité, bénéficier du statut que la société réserve aux malades qui remplissent les conditions requises par la maladie, qui ont subi avec succès, pourrait-on dire, leurs examens de malade.

Cette complicité malade-médecin donne naissance à l’un des fléaux de la médecine contemporaine, qui ne fera qu’augmenter si une modification de la pensée, voire de l’éthique médicale, ne vient pas l’endiguer: la maladie iatrogène, c’est-à-dire, étymologiquement la maladie engendrée par la médecine, ou le médecin. Faute de pouvoir échapper à la médecine traditionnelle, le médecin n’a qu’une attitude possible s’il veut traiter le «malade-qui-n’a-rien». C’est tout d’abord le rendre malade ! Il suffit pour cela de donner une importance démesurée à un examen complémentaire ayant indiqué un résultat isolé déviant par rapport à la moyenne, ou de tenir compte d’une constatation clinique un peu atypique et détachée de tout ensemble. Ou mieux encore: c’est l’attitude du médecin qui va induire cette maladie-artefact. Une réticence dans le discours, une allusion à un avenir incertain malgré la négativité de tous les examens, une question ou une réflexion laissant entendre au malade qu’on recherche quelque chose à quoi il n’avait pas pensé vont créer cette maladie iatrogène, caractérisée surtout par une dépendance à l’égard du médecin et par une hyperconsommation médicale.

On voit que les conséquences de la maladie iatrogène ne concernent pas seulement l’individu, mais grèvent le budget du groupe. Il ne faut pas omettre non plus certaines thérapeutiques apparemment anodines, destinées à supprimer un symptôme précis et obstruant par là une voie d’expression du malade, qui se trouve acculé à une escalade de ses manifestations pour maintenir ce qu’il veut faire entendre. Sortir de cette impasse exige de la part du médecin une connaissance de la personnalité humaine et de sa structure, pour qu’advienne une médecine véritablement psychosomatique, c’est-à-dire faite pour l’homme dans son ensemble.

3. Pour une réforme de la pensée médicale

Rendre au malade une partie de son être

Ce n’est pas ici le lieu d’exposer ce qu’est la névrose et la structure névrotique, mais un bref rappel est indispensable si l’on veut comprendre les conditions d’une réforme de la pensée médicale.

L’être humain naît dans des conditions de développement incomplet, qui font de lui un objet totalement dépendant du milieu, essentiellement parental, qui l’entoure à ses débuts dans la vie. D’un autre côté, les parents sont toujours très étonnés lorsqu’on leur demande pourquoi ils voulaient un enfant, ou des enfants. Malgré cet étonnement qui se traduit par «c’est pourtant évident», cette évidence ne trouve à se justifier que par des banalités. L’étude logique d’une seule de ces situations montre qu’en fait, et à leur insu, les parents attendent quelque chose de l’enfant à venir, l’attente la plus aisément saisissable étant celle de voir réaliser par l’enfant ce qu’eux-mêmes ont raté. Dès sa naissance, donc, l’enfant est pris dans un réseau de désirs qui le précédaient; ce réseau va lui ravir, en partie, son propre avenir. Cette aliénation imposée à l’enfant par la pression permanente des petits événements quotidiens n’est pas consciente. Aucune différence ne surgissant dans ce quotidien, rien ne permet à l’enfant la prise de conscience ou la mise en question du jeu, tout aussi inconscient pour les parents, dont il est l’objet.

C’est ainsi que s’édifie la structure névrotique de la personnalité, qui est aussi la structure la plus fréquente, donc la structure normale de la personne humaine. Le développement va permettre à chacun de s’arracher, en partie, à cette aliénation infantile, chacun réussissant à forger jusqu’à un certain point sa propre existence. Mais il n’est pas rare que les conditions de vie, les événements de l’enfance constituent des obstacles trop difficiles à surmonter et, devant cette impossibilité de trouver le recours souhaité, vont se développer des symptômes névrotiques. Chacun sait aujourd’hui que le symptôme névrotique a un sens, qu’il contient quelque chose du malade et que le travail du thérapeute consiste à restituer au sujet ce qui, de lui, est enfermé dans le symptôme. Parfois même, les obstacles sont tellement insurmontables que le sujet n’est plus en état de s’exprimer par des symptômes névrotiques et que le dernier recours qui lui reste est d’utiliser ou de créer des symptômes organiques. C’est alors qu’on parle de symptômes ou de maladies psychosomatiques.

On a considéré, aux débuts de cette médecine psychosomatique, que certaines maladies seulement relevaient de ce domaine (maladies ulcéreuses, dermatoses, affections allergiques). Cette conception restreinte concernait surtout les symptômes créés par les conditions décrites plus haut. Mais, de plus en plus, on découvre que n’importe quelle maladie, aussi bien une maladie infectieuse de l’enfance qu’une affection cancéreuse ou cardiaque, peut servir de véhicule à un sens qui échappe au sujet. On voit d’emblée l’élargissement de la profession médicale, de sa visée et de son intérêt. Il ne s’agit plus seulement de guérir un organe malade, mais de rendre au sujet ce qui lui appartient en propre: une partie de son être.

Ces considérations débouchent rapidement sur des développements théoriques, contre lesquels le médecin se défend souvent par le mépris, les traitant de métaphysique stérile. Le schéma chirurgical: «Ce n’est pas le moment d’interroger un malade sur les conditions de son sevrage, alors qu’il faut lui enlever son appendice» est rassurant, péremptoire, et donne bonne conscience. Pourtant, que d’appendices enlevés sans lésions et sans amélioration des symptômes après l’opération. Alors que, justement, ces symptômes voulaient dire quelque chose, que personne dans l’entourage du malade ne pouvait ou ne voulait entendre, le chirurgien pas plus que les autres. Le geste opératoire n’est pas, dans ce cas, que l’amputation d’un organe: il est atteinte à la personnalité. Encore s’agit-il de le prouver.

Révéler l’inconscient

La médecine psychosomatique, sous forme de congrès, publications, enseignement, accroissement du nombre des praticiens se réclamant de cette discipline, se développe de façon envahissante, au point que l’on peut parler d’une inflation psychosomatique. Or, parallèlement, la recherche en psychosomatique connaît une crise. De toute évidence, de nouvelles bases théoriques deviennent indispensables si l’on veut éviter la disparition de l’espoir, né avec la médecine psychosomatique, d’une médecine renouvelée, ne négligeant pas l’humain.

La menace la plus grave est la «récupération» de l’ouverture psychosomatique par la médecine traditionnelle. Une tendance se dessine, de faire de la médecine psychosomatique une spécialité médicale parmi d’autres. Elle serait ainsi bien localisée et rendue inoffensive. On demanderait un examen psychosomatique parmi les examens complémentaires: les psychosomaticiens seraient satisfaits, ils ne manqueraient pas de clients, et les autres médecins rangeraient la lettre du psychosomaticien dans le dossier du malade, pour qui rien ne serait changé.

C’est là qu’on peut saisir au vif la menace que représente, pour une certaine forme de médecine traditionnelle, l’approche psychosomatique du malade. On ne met jamais en doute que la santé est le plus précieux de tous les biens, il va de soi qu’on parle de la santé physique. Et celui qui protège ce bien le plus précieux, le médecin, devient un personnage particulièrement indispensable, et par là même privilégié. Mais cette affirmation de la primauté de la santé est-elle vraiment une vérité? Il faut au moins oser se poser la question. Et fournir des éléments de réponse.

Dans les revendications sociales, dans les révoltes estudiantines, dans les luttes contre toutes les formes d’oppression, ce n’est pas la santé qui est réclamée. Lorsqu’un être humain est capable d’un intérêt vif, d’une passion, il ne se préoccupe guère d’une éventuelle maladie intercurrente. Et combien de fois une personne en parfaite santé physique, mais souffrant de symptômes névrotiques, ne dira-t-elle pas: «Combien préférerais-je une maladie organique, même pénible!» Le dogme «tant qu’on a la santé» n’est donc peut-être pas aussi inébranlable qu’il le paraît. Et, d’autre part, le médecin n’a aucune illusion quant à son aptitude à éviter la mort aux êtres humains, et à lui-même. Or, c’est au nom de la santé physique que dans d’innombrables cas, analogues au schéma de l’appendicite de tout à l’heure, on appauvrit la personnalité du malade. Ou, plus exactement, on ne lui permet pas de la développer, alors que c’est justement ce qu’il attendait.

Ce n’est évidemment pas la bonne foi ou la bonne intention du médecin, du chirurgien qui sont ici en cause. Mais une conception périmée de la médecine, développée sur des visions simplistes et dépassées de l’homme. L’une des résistances à l’introduction des conceptions nouvelles en médecine vient de ce que celles-ci ne remettent pas en question le seul champ technique ou scientifique de la médecine, et la représentation qu’il avait de sa fonction, représentation qui lui apportait des satisfactions certaines. En un mot, c’est le confort, et pas seulement intellectuel, qui se trouve menacé.

Lorsqu’on parle de «psychosomatique», une remarque habituelle est: «Hippocrate et Galien soignaient déjà l’âme et le corps. Les exigences techniques ont fait perdre de vue au médecin l’âme de son malade. C’est ce qu’il faut réintroduire en apprenant au médecin à dialoguer avec son malade.» Le sophisme de cette affirmation n’est pas aisé à débusquer. Le terme «psychosomatique» sert surtout à le cacher, qui laisse croire qu’il y a des somaticiens pour le «soma» et des psychiatres (ou des psychologues lorsqu’on ne veut pas choquer l’interlocuteur) pour la «psyché». Du coup, c’est le psychiatre qui devient celui qui n’a pas rempli sa mission, lorsque le malade souffre dans sa personnalité. Et les révolutionnaires d’aujourd’hui sont tout prêts à en faire un gardien de l’ordre camouflé en médecin. La véhémence des critiques à l’égard du psychiatre fait fausse route, mais les critiques elles-mêmes indiquent où se situe l’erreur. Le psychiatre qui limiterait son champ à la psyché ne saurait entendre ce que le malade attend de lui ni, à plus forte raison, y répondre. Et il en irait de même du somaticien qui se considérerait comme le maître du soma.

L’erreur est de croire qu’il y a un clivage entre le corps et l’âme, ou plus exactement que le clivage, la coupure se situent en ce lieu désigné par la pensée classique. Il faut aller plus loin et déplacer une différence solidement assise sur l’idée d’un corps mortel et d’une âme immortelle. Si l’immortalité de l’âme est aujourd’hui du domaine de la foi, la mortalité du corps reste du domaine de la science médicale. Peut-on douter toutefois que la médecine s’occupe du corps mortel de l’homme? Non, bien sûr. Mais elle ne s’occupe pas que du corps mortel. Et c’est là que s’exerce une méconnaissance; qu’il faut désigner par son véritable nom: le refoulement. Ce que méconnaît le médecin, c’est qu’en déclarant soigner le corps mortel de l’homme, être-pour-la-mort, il soigne en même temps le corps, support et champ des désirs vitaux de l’homme, être-pour-la-jouissance.

Il fallait passer par ce détour phénoménologique pour mettre en évidence le véritable clivage de la médecine, qui n’est pas entre corps et âme, mais entre un domaine conscient, accepté et approuvé par tous, et un domaine inconscient, tombant sous le coup du refoulement.

On pourrait résumer en une phrase ce qui permettrait l’avènement d’une médecine nouvelle: remettre à sa place l’inconscient du malade, et du médecin.

Réforme ou révolution?

La médecine peut-elle changer? Rendre les hôpitaux plus accueillants, améliorer la situation des auxiliaires médicaux pour qu’ils soient plus disponibles, augmenter le nombre des médecins pour qu’ils soient moins épuisés, introduire des hôtesses, des assistantes sociales, des psychologues dans les hôpitaux, les dispensaires, les consultations, offrira aux malades des conditions de traitement décentes. Mais il ne s’agit là que de réformes qui, souvent, n’ont pour effet que de différer les révolutions. La révolution freudienne, dont les conséquences apparaissent dans tous les domaines de l’activité humaine, n’a pas encore eu lieu en médecine. Pourtant, Freud était médecin et traitait des malades. L’opposition qu’il a suscitée s’est en partie éteinte, mais il semble qu’elle reste en médecine plus importante que dans d’autres champs. Ce sont pourtant les découvertes freudiennes qui seules sont de nature à modifier les relations humaines, entre autres les relations malades-médecins.

L’introduction dans la médecine de ce qui est ordinairement refoulé est le point capital. On a vu qu’il s’agissait de tout ce qui se résume, s’évoque et se développe autour du terme de jouissance. Ce champ n’est pas refoulé qu’en médecine, et la prétendue libération sexuelle, sous forme de pornographie, n’est qu’une tentative maladroite de levée du refoulement. L’effet ne peut être qu’un renforcement de ce refoulement en provoquant une répression qui viendra à sa rescousse. C’est pourquoi aussi une transformation de la médecine ne peut prendre la forme d’une «libération». Abolir les privilèges des mandarins, remplacer les médecins par des infirmiers et supprimer les diplômes ne sont qu’une autre forme de fuite, facile, devant ce qui s’avère d’une difficulté extrême. La médecine qu’il s’agit de promouvoir ne ravira rien aux médecins, mais ravivera au contraire les satisfactions professionnelles. Alors, seulement, le médecin reconnaîtra que le corps mortel n’est pas sa seule préoccupation.

Les voies passent obligatoirement par une formation du médecin et une information du public.

La formation du médecin a été ressentie comme nécessité d’abord par les praticiens eux-mêmes. C’est à eux que s’adressent les groupes de mise en question personnelle et d’études de la relation thérapeutique, désignés parfois sous le nom de groupes Balint , du nom du psychanalyste anglais qui le premier s’intéressa à ce problème de la formation psychologique du médecin en proposant une solution originale. Michael Balint (1896-1970) réunissait chaque semaine un groupe de médecins praticiens. L’un d’eux décrivait une situation, souvent connue de longue date, et exposait ses difficultés. La discussion vise à mettre en évidence la manière personnelle qu’a le médecin de réagir à certaines mises en question dont il est l’objet aussi bien par les conduites que par la biographie du patient. Ce médecin peut ainsi découvrir des constantes dans ses réactions et, éventuellement, en tenir compte. C’est là une expérience qui demande beaucoup de temps: une formation Balint exige quelques années, ainsi qu’un courage et une disponibilité qu’on ne peut exiger de chaque médecin. Cela explique une première limitation, de taille, des groupes Balint. Mais ceux-là comportent d’autres exigences, du côté du ou des responsables du groupe: il faut d’abord être psychanalyste, de façon à entendre ce qui est en jeu dans la relation, qui, pratiquement toujours conflictuelle, a entraîné la difficulté exposée par le médecin, de façon aussi à en communiquer une interprétation acceptable par le groupe et tolérable par le médecin concerné. Ensuite, les responsables doivent être en mesure d’évaluer et de supporter les réactions du groupe, ce qui n’est généralement pas acquis par la seule formation analytique.

Toutes ces conditions sont difficiles à réunir. Des aménagements ont donc été effectués. On a renoncé, souvent, au rythme hebdomadaire, ainsi qu’à la nécessité pour le meneur du groupe d’être psychanalyste. En outre, devant l’intérêt suscité par la méthode, on l’a vulgarisée, d’abord en l’appliquant aux étudiants en médecine, ce qui paraissait justifiable, puis en la généralisant: en premier lieu à toutes les professions paramédicales, ensuite à tous ceux qui, de l’instituteur au prêtre, ont à établir professionnellement des relations humaines. Le concept de groupe Balint a donc considérablement évolué depuis les premières expériences tentées aux alentours de 1950. Le tranchant initial de la formule s’est un peu émoussé; celle-ci a donné lieu à des maladresses et a causé des déceptions. Malgré l’intérêt qu’elle présente et bien qu’elle ait été adoptée par des praticiens de grande valeur, et en dépit de la création d’une active Société médicale des groupes Balint, la méthode n’a peut-être pas encore réussi à se développer de manière satisfaisante. De toute façon, ce qu’on appelle aujourd’hui la «sensibilisation aux aspects psychologiques de la relation malade-médecin» ne peut être négligé.

Les praticiens ont pris conscience, avant les médecins hospitaliers ou universitaires, de la nécessité d’un changement. La résistance à l’introduction, au cours des études mêmes, de «techniques de sensibilisation», ou plus simplement d’un enseignement concernant ce qui se passe dans la rencontre malade-médecin, est particulièrement forte, la médecine hospitalière visant à être exclusivement technique. Il est certain pourtant qu’en multipliant des enseignements permettant à l’étudiant de réfléchir par lui-même, au lieu d’être gavé de connaissances qu’on lui enfourne d’autorité, on le préparerait davantage à son travail pratique. Mettre au début des études de médecine une énorme quantité d’enseignements scientifiques très poussés, qui ne serviront que très partiellement, et à quelques étudiants seulement, est un invraisemblable gaspillage d’énergie, en même temps qu’un conditionnement à l’apprentissage passif et sans critique. On peut interpréter ces aberrations comme des résistances contre ce que les étudiants sont encore particulièrement aptes à entendre dans les aspirations des médecins, et surtout des malades, et qui est bien en rapport avec l’être-pour-la-jouissance.

Les objectifs à atteindre sont donc définis. Mais l’issue de ce véritable combat est loin d’être certaine.

L’information du public n’est pas plus aisée. La diffusion par la presse, spécialisée ou non, d’une médecine vulgarisée répond davantage à des objectifs commerciaux que culturels. Et l’ésotérisme parfois méprisant des groupes d’intellectuels qui se veulent d’avant-garde fait trop souvent d’eux des gardiens d’une culture qu’ils rendent inaccessible à autrui. Là encore, on a affaire à tous les mécanismes de défense qui empêchent l’irruption de l’inconscient.

Tout ce qui a été développé ici pour introduire en médecine l’inconscient du malade ne doit pas s’entendre comme une possibilité de supprimer un jour l’inconscient humain pour le rendre conscient, mais comme une protestation contre une surdité croissante du médecin aux aspirations de ses malades, qui les classe en «races» de «bons» et de «mauvais» malades. Le danger ultime de cette ségrégation serait son passage à la réalité, avec mesures de rétorsion et de répression à l’égard des malades non conformes aux critères officiels de maladie. On créerait pour eux des enfers que les civilisations modernes ont développés à un haut degré de perfection. Le diable serait à nouveau à sa place, ce qui est beaucoup plus satisfaisant pour l’esprit que de le reconnaître là où Freud l’a désigné: dans l’inconscient de chacun.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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